vendredi 1 octobre 2010

impitoyable


Lorsque André fait son café le matin, il aime prendre son temps. Il moud son grain au moulin à main, puis pousse le piston de sa cafetière en verre afin de libérer l'essence du grain torréfié . Ensuite, il le verse dans sa tasse préférée, va s'asseoir à la table du salon et le boit à petites gorgées, en contemplant la vue magnifique qui s'offre à lui, au travers de la baie vitrée.
Ce matin là fut pourtant différent des autres, car André cracha la totalité de son café sur la table en chêne, manquant de s'étouffer. Quelques secondes plus tôt, sa femme s'étonnait de le voir encore à la maison à cette heure-ci sachant qu'il devrait déjà avoir voté et être en train d'attendre à son QG le résultat des élections. La victoire était assurée, certes, mais ce n'était pas le moment de faire preuve de laxisme.
André consulta sa montre. Trente minutes de retard. Il bondit de sa chaise, eut juste le temps de déposer un baiser sur la joue de sa femme, et il était déjà dans la rue. Il appela son chauffeur pour qu'il passe le prendre instamment. Il l'informa qu'il commençait à avancer et qu'il n'avait qu'à l'attendre au coin de la grande avenue. André se mit en chemin. La pluie, elle, se mit à tomber. Il n'avait pas de parapluie. Son beau costume gris satiné allait être dans un bel état. Il accéléra le pas pour recevoir moins de gouttes sur ses habits, mais la pluie gagna en intensité. Bientôt, le trottoir fut trempé et luisant. André arriva au coin de la grande avenue, mais aucun véhicule ne l'attendait. Il patienta. Transit de froid, il ne pouvait bouger.
Soudain, il vit la voiture de son chauffeur ralentir à son niveau. Le chauffeur baissa la vitre, balaya le trottoir brillant du regard, puis repartir sans même s'arrêter. André hurla en direction de son chauffeur pour qu'il stoppe mais le bruit de la pluie couvrait ses paroles. La voiture fit deux ou trois fois le tour puis s'éloigna. André en était abasourdi. Quelques personnes le bousculèrent sans même s'excuser. Il bougonna, voulut mettre un pied devant l'autre pour avancer, mais il était comme figé dans un bloc de ciment. Son costume s'était comme solidifié. Il regarda ses jambes et crut un instant qu'elles avaient disparues. Sa vision s'adapta et il constata que le satin de son costume gris souris se confondait avec le trottoir luisant. Il était invisible aux yeux de tous! Quel comble pour un candidat au second tour des élections hexagonales. Il voulut crier pour manifester sa présence, mais une extinction de voix contrecarra ses plans. André souffrit en silence. Son téléphone sonna à plusieurs reprises mais il ne put jamais décrocher.
Il lui fallut attendre que la pluie cesse, que le trottoir sèche, puis que son costume sèche, pour qu'André puisse retrouver sa mobilité. Il était 20 heures. Il rentra chez lui à toutes blindes, la tête farcie d'interrogations au sujet des élections. Il ouvrit la porte avec fracas, fonça dans le salon où l'attendaient sa femme ainsi que ses conseillers, qui avaient rejoint la demeure familiale, soucieux de son absence au QG. L'agitation était au maximum car André avait gagné de peu - tout c'est joué à un vote près -, et son intervention télévisée était attendue impatiemment. André ne prit pas le temps de récupérer son souffle. Il fut immédiatement conduit à son QG. Durant le trajet, il put réfléchir à ce qu'il allait dire à ses citoyens.
Une fois arrivé, il traversa la salle emplie de journalistes, s'installa derrière son pupitre et déclara, comme mesure prioritaire de son programme, il insista lourdement sur ce point, que dorénavant, pour éviter de nuire à l'avenir de la nation, le port du costume en satin, tous coloris confondus, sera interdit. Et pour montrer qu'il ne rigolait pas, il se déshabilla, disposa son costume dans une poubelle en acier, emprunta des allumettes à une journaliste du premier rang, et enflamma ses habits de satin.
Il voulut quitter la salle, avec fierté, en caleçon-chaussettes, mais il fut plaqué à terre par le service de sécurité.
Aujourd'hui, André purge une peine de 15 ans de prison pour avoir attenté à la vie d'une cinquantaine de journalistes et mis en péril l'industrie textile.

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