Les phares de l'autobianchi A112 de Jean-Sam tapissaient à vive allure l'asphalte de la rue des platanes. Les fesses incrustées dans le skaï de son siège conducteur, Jean-Sam, cheveux gras, chemise et pantalon de jean, écrasait la pédale d'accélérateur. Derrière les vitres, le décor défilait dans l'obscurité. Jean-Sam, les mains cramponnées sur le volant, la cendre au bout de la clope au bec, scrutait la route dépourvue d'éclairage public.
- Elle est où cette baraque ! J'veux m'pieuter !
Il écrasait le mégot de sa gauloise sur l'écran du GPS qui l'avait lâché avant d'entrer dans le village de Tarty-Nemoi-Labyscote, quand soudain, un peu plus loin, il aperçut, sur le bas côté, une silhouette difforme. Vu la vitesse à laquelle il roulait, Jean-Sam la rejoignit en moins de deux secondes, et découvrit qu'il s'agissait d'un chameau, juste avant que ce dernier ne le flashe avec ses yeux. Aveuglé, Jean-Sam perdit le contrôle de son autobianchi, négocia mal le virage serré qui suivait, et s'encastra dans le muret d'une maison, et le pare-brise vola en éclat. Il termina sa course dans le jardin, le pare-choc de son véhicule appuyant sur le bouton de l'interphone, embarqué lors du premier choc. Jean-Sam perdit connaissance.
Le lendemain matin, Simonyvonne fut subtilement réveillée par les rayons du soleil caressant ses paupières défraîchies. Elle enfila sa robe de chambre en chanvre, et dégagea ses cheveux raides comme des baguettes à tambour du col. Puis elle descendit l'escalier, et raccrocha le combiné de l'interphone qui avait du choir dans la nuit. Il se mit à sonner immédiatement. Simonyvonne décrocha.
- Allô ?
- Rrrrrr…..ksssssssssss….Rrrrr……ksssssss…..Rrrrrrr…..
- Allô !
Elle examina le combiné qui semblait ronfler.
- Me dit pas qu'il est déjà foutu.
Elle raccrocha. Il sonna à nouveau. Simonyvonne décrocha encore et entendit la même rengaine. Elle raccrocha, il sonna. Raccrocha, sonna. Racc, son. R, s. Simonyvonne finit par abdiquer et laissa pendre le combiné.
Dans la cuisine, elle se prépara son plateau de petit-déjeuner qu'elle composa avec des tartines de pain, du beurre, quelques croissant, une cafetière et sa tasse, et sortit s'installer sur la terrasse. Mais à la place de sa table en fer forgée, elle trouva une autobianchi au moteur arrêté.
- Aha ! s'exclama-t-elle.
Simonyvonne, balaya les éclats de verre d'un revers de main, et posa son plateau sur le capot de la voiture. Elle s'approcha de la vitre conducteur et posa son avant-bras sur la portière pour examiner le chauffeur.
- Rrrrr…….ksssssssss………rrrrrrrrrrr.ksssssssssss………….rrrrrrrr…….kssssssssss, respirait-il.
Simonyvonne le secoua avec véhémence. Jean-Sam s'entrucha et émergea à deux à l'heure.
- THE OU CAFE ? lui hurla-t-elle au visage car elle remarqua que de ses oreilles, suintait un liquide peu avenant.
Jean-Sam fixa ses yeux vitreux sur Simonyvonne qui souriait.
- Mmmmprhfe ?
Elle approcha sa bouche de l'oreille de Jean-Sam, et fit résonner ses cordes vocales.
- VOUS VOULEZ DU THE OU DU CAFE POUR VOTRE PETIT-DEJEUNER ?
La propagation du son fit vibrer tous les poils de Jean-Sam, sans exception. Jean-Sam, désormais complètement opérationnel, pivota pour observer l'environnement, mais une vive douleur le piqua dans sa jambe droite qui était coincée avec virulence, entre le démarreur, le siège avant et le radio-cassette qui s'était déplacé de 30 centimètres sous le choc. Il regarda Simonyvonne.
- Où suis-je ?
- VOUS ETES…
- JE SUIS PAS SOURD !
- Vous êtes dans la cour du 15, rue des Platanes. Thé ou café ?
- Comment je…
- On répond pas à une question par une question, et je déteste parler le ventre vide, alors thé ou café ?
- Vous pourriez appeler les secours…
- Dites, vous comprenez ce que je dis ?
Elle examinait Jean-Sam, à la recherche d'une éventuelle commotion.
- Je vais prendre un chocolat alors, répondit-il.
Elle cessa de le tripoter.
- Bien ! Je suis tombé sur un chieur, murmura-t-elle.
Simonyvonne retourna en cuisine et revint quelques instants plus tard avec une tasse de chocolat fumant qu'elle posa sur le plateau placé sur le capot. Elle alla se chercher une chaise, et s'assit à côté de l'aile gauche de l'autobianchi.
- Vu l'état de votre jambe vous m'excuserez de pas vous sortir de votre bagnole. En plus vous êtes mieux assis dans votre skaï que sur une chaise en fer, dit-elle en se beurrant la tartine.
Jean-Sam était fasciné par le calme avec lequel Simonyvonne digérait la situation.
- Vous êtes le troisième ce mois-ci, dit-elle quand elle aperçut son regard dubitatif.
- le troisième à quoi ?
- à me rendre visite. A l'improviste.
- Mais j'ai jamais…
- Je sais. Les autres non plus, dit-elle en riant, ouvrant ainsi en grand sa bouche pleine de tartine mâchée. Ah, faut avoir les nerfs solides quand vous habitez dans un virage dangereux.
- Je m'en souviens du virage ! dit Jean-Sam, content de creuser dans sa mémoire. Et avant… un flash… dans la nuit... c'était un chameau ! Il me fixait du regard, on aurait dit une prostituée. Et il m'a fait ce clin d'œil déroutant.
- C'est Pochaflotte.
- Pochaflotte ?
- Le chameau ! C'est son nom. C'est mon idée ça. Le chameau. Je vous explique. Avant, tous les matins, j'ouvrais mes volets, et je voyais ce radar gris, peu avenant, pas du tout charmant, qu'ils avaient placé pour diminuer les tôles froissées. Bref, ça me bousillait la journée. Et un jour, je reviens d'une brocante avec un chameau empaillé, que j'ai eu pour une bouchée de pain. Je l'avais posté dans mon salon. Et voilà qu'un soir, dans ses yeux, se reflètent le flash du radar. J'ai trouvé ça mignon. Donc j'ai bricolé mon chameau pour que le radar rentre dans son arrière train. Et pour les yeux qui flashent, un simple jeu de miroirs.
- C'est dangereux !
- Non ! Je l'ai installé un dimanche. Moins de circulation.
- Mais les accidents…
- Oui bon ça, c'était pas prévu. Mais je suis contente, ça me fait un peu de visite. Et puis, je suis veuve depuis huit années, et malgré mon âge, je crois toujours au prince charmant… dit-elle en tripotant la barquette de beurre.
- Entre nous il y a quand même une sacrée différence d'âge, fit remarquer Jean-Sam.
- Je sais bien que ça ne pourrait pas marcher… Mais qui c'est peut-être que le prochain sera le bon… Mais je parle, je parle. Dites-moi tout ! Vous venez d'où ? Vous allez où ? Je ne vous demanderais pas comment vous vous appelez par contre, j'ai pas la mémoire des noms ! dit Simonyvonne en trempant sa cinquième tartine dans son café.
- Je viens de Lassdézasse.
- Ouh ça fait une trotte.
- Avant d'atterrir chez vous, j'ai roulé pendant 27 heures sans m'arrêter. C'est pas que j'étais pressé, mais ma bagnole, une fois qu'elle est démarré, il faut pas la stopper sinon c'est foutu.
- Un peu comme dans Speed.
- Voilà. C'est exactement la référence que je donne quand les flics me poursuivent. On se met côte à côte et on parle par la fenêtre. Alors ils croient que j'ai une bombe dans la voiture vu que je veux pas m'arrêter.
- Ils font pas la différence entre la réalité et la fiction. C'est un drame.
- Me le faites pas dire.
- Et ça finit comment ?
- Bah en général, ils finissent dans le fossé. Ils conduisent des caisses trop puissantes pour eux.
Simonyvonne siffla d'admiration.
- et donc vous alliez où ?
- Chez mon dentiste.
- Il reçoit si tôt ?
- Elle. C'est elle. Et oui, elle a un agenda très extensible…
- Je vois. Et il… Elle habite où votre dentiste ?
- Rue des Gingivites.
- Mais c'est juste en bas ! Vous seriez arrivé un peu plus vite hier soir, vous auriez pris le petit-déjeuner avec votre dentiste !
Ils rièrent.
- Allons, à quel heure est-il votre rendez-vous ?
- à 7h05.
- Mais il est… 6h58 ! dit-elle en consultant sa montre.
Simonyvonne s'activa soudain. Elle débarrassa sa tasse, balaya les miettes sur le capot.
- Bon, dépêchez-vous ! Buvez votre chocolat, il va être froid. Vous n'y avez même pas touché ! Faut pas être en retard !
Jean-Sam saisit sa tasse avant que Simonyvonne ne rembarque le plateau. Il la vida d'un trait, et hésita où la poser.
- Jetez-la dans la pelouse, je l'a récupérerai tout à l'heure ! Il faut pas que vous soyez en retard à votre rendez-vous.
- Mais je peux pas me déplacer avec ma jambe.
- Je vous ai pas demandé de sortir. Je vais pousser la voiture, vous allez braquer et puis ça va filer. La pente est plutôt raide, dit-elle en se plaçant à l'arrière de l'autobianchi.
- vous voulez pas un peu d'aide ?
Elle revint s'accouder à la porte conducteur, et présenta ses muscles.
- Eh, tâte moi ça.
Jean-Sam palpa les biceps de Simonyvonne.
- Mazette !
Elle retourna à l'arrière. Jean-Sam braqua alors que Simonyvonne poussait de toutes ses forces.
- Attendez, j'ai pas eu le temps de vous remercier, hurla Jean-Sam alors que la voiture parcourait les quelques mètres qui l'a séparaient de la pente.
Mais trop tard. Simonyvonne n'avait pas entendu. Et Jean-Sam dévalait la pente à vive allure. Elle l'entendit klaxonner à multiple reprises. Ce qu'elle prit pour un remerciement chaleureux. Elle le regarda jusqu'à ce qu'il percute la salle d'attente. Puis elle soupira.
- Brave gars…
Sur ce, elle retourna dans sa cuisine. Au passage, elle ne manqua pas de raccrocher le combiné de l'interphone qui cette fois ne sonnait plus.